Il est devenu une éponge alors il marche sur le quai dans les pas des autres. Il observe ce pays de la médiocrité, du petit, du ratatiné.
Il
s’assoit au bord du trottoir pour griffonner sur un papier ce qui vient de lui
sauter aux yeux. Il angoisse de ne pas retrouver son stylo au fond de son sac.
Il
appartient à cette nation et en même temps, il se sent détaché. Les gens sont
vieux, chauves et bedonnants. Ils vivent dans la peur que leurs dahlias ne
crèvent, que leurs rosiers ne gèlent. La musique est scandée, militaire, pas un
cheveu ne doit dépasser. Les chefs d’orchestre sont des automates. Des
panneaux d’interdiction ponctuent les
murs. Rien n’est laissé au ressenti, tout doit être calculé. Rien n’est rêvé.
Phrases
attrapées à la volée : Oui, j’aimerais bien acheter un microonde, mais
avant, il faut que je fasse une étude de marché.
Ils
vivent et meurent engoncés dans leurs plis de pantalon bien repassés. Même les
bulles de champagne ne leur font pas oublier les factures à payer.
Les
gens s’entassent sur le sable et s’entourent de parasols, ballons, chaises
pliantes, coussins gonflables, serviettes, radio, magazines … et au fond d’eux
nichent leurs émotions mais elles ne percent pas.
Ses
yeux se craquèlent en cherchant un point à l’horizon. Il écrit sur une
serviette en papier mais n’entre pas dans le vif du sujet.
Autour
de lui, les vieux endimanchés parlent de douleurs et de santé. Ou plutôt de
statistiques et d’évaluation.
Les antis
inflammatoires n’agissent pas. Les petites gouttes sont comptées et recomptées
trois fois par jour. Elles ne sont pas remboursées par la sécurité sociale. Un scandale!
Une
femme aboie, un enfant pendu au bout de son bras. « Quand tu seras calmé,
je te lâche ». Phrases entendues, reconnues, phrases sans âge. Pas très
efficaces. Le môme braille comme un putois et se tortille. Tout rouge.
Il assiste à la scène, toujours assis en crapaud sur l'asphalte. Les cris lui brisent les tympans.
Son regard fait le va et vient. Horizon-enfant, horizon-enfant. Il prend conscience.
Il observe cette foule comme on examine ses points noirs dans le rétroviseur.
La
laideur de ces gens est à la hauteur de la sienne. Et réciproquement.
Il a
devant lui l’océan et il gobe le vent. Les cent quatre-vingt degrés du ciel enveloppent sa tête et lui font
du bien.
Il
reste là sans bouger. La sensation d’être enfermé lui donne envie de courir. Il
regarde ses pieds qui ne bougent pas et ne se décident pas. Il expire.
La
liste des choses à faire l’asphyxie. Mais quelles choses à faire ? Quel
est le tracas ? Il ne comprend pas cette obsession qui le hante. Quel est
ce devoir qu’il s’impose ?
Les
rochers affleurent. La marée basse a laissé toutes sortes d’épluchures derrière
elle.
Marcher,
il se résout à marcher. Il traverse la foule, passe entre les coussins
gonflables, les revues, les serviettes en faisant très très attention. Un seul pas
de côté, une seule entrée inopportune sur le territoire du vacanciers et ce sera
le sarcasme cinglant voire l’engueulade. Aujourd’hui, il s’en tire bien, il
aura juste droit au foudroiement du regard.
Sable
dur, sable mou. Ses pieds s’enfoncent et refont surface. Les chaussures se
remplissent.
Les
oiseaux courent au bord de l’eau. Leur nuage change de couleur à chaque
mouvement et passe du blanc au gris clair, du gris moyen au gris anthracite. On
dirait des mouches sur un miroir.
En
face, les maisons sur l’île apparaissent distinctement. A gauche, en revanche, un
autre îlot se fond dans la brume.
Les
frissons parcourent par vague ses vertèbres.
La
mer le soigne, imperceptible.
Il
ne peut plus la quitter. Il scrute les pattes rouges des mouettes qui tricotent
à toute vitesse. On dirait des petites dames au caractère bien trempé. Elles ne
se laisseront pas faire celle-là.
Il
se sent éparpillé, de partout et de nulle part. Apatride. Il se retrouve sans aucun lieu d’appartenance.
Il
essaie de se détendre mais il coince. Oxydé. Il fait l’effort de décontracter les
muscles de son cou, de ses épaules.
Il
s’étrangle, il soupire, rejette loin ce grand linceul d’idées noires. Chaque
jour.
Il quitte
le sable, monte les escaliers de bois et s’installe sur une chaise.
Tout
le monde rit autour de lui. A la terrasse du grand café. Mais qu’est-ce qu’il fait
là ?
Les pâtes
aux champignons sont arrivées. Il se sent gros et laid. Il ne peut plus
aboutonner ses pantalons. Il rêve d’être en pyjama au fond d’un lit. Il y a une
douceur de vivre qui ne l’atteint pas.
Voilà,
il a avalé ses pâtes à la vitesse de l’éclair et maintenant que faire…
Il se
trouve au cœur de la foule mais il
voudrait être au cœur des choses. Il ne réussit pas à savourer. Il se sent à
bout de nerfs, à bout de forces, au bout d’un chemin qui s’est tant de fois répété. Il veut tout et son contraire. Se coucher et
se lever. Parler et se taire. Etre seul et accompagné.
Mais
quel est le prochain épisode ? Même son caleçon a perdu son élastique. Dans
les toilettes, il remonte sa fermeture éclair, se savonne les mains, se tapote
les cernes avec de l’eau fraiche. Il règle à la caisse.
Devant
le grand café, sur le quai, il reste planté là, à l’aise nulle part. Partir à
droite, partir à gauche ?
Il
craint d’exploser.
Il
n’aime pas l’homme qu’il devient. Un apothicaire du chiffre. Comptant et recomptant,
calculant et recalculant sa petite monnaie, les heures, les minutes, les
grammes.
Il
n’aime pas cet individu triste et sec qui oublie de vivre et de respirer. Il
contrôle jusqu’au dernier centime dans la peur du manque. Il se frustre. Il
s’interdit le superflu, les gâteries. C’est le Picsou des quartiers bohèmes.
Il
n’aime pas ce personnage, et pourtant il le côtoie tous les
jours. Il se déplaît franchement.