jueves, 21 de enero de 2016

MMXVI. Sous le signe du Soleil.


 
Le matin, pendant que Cendre dormait encore, Flamme recueillait à l’aide d’une fiole et d’un entonnoir les sucs, sèves et laits éjaculés de son propre corps. Puis, elle versait ces extraits blanchâtres dans une grande jatte et, par une tournure de l’esprit dont elle seule avait le secret, elle les faisait coaguler et prendre la forme d’un petit cervelet.
Dans son jardin, elle cultivait, toujours à l’intention de son tendre compagnon, une légumineuse particulièrement vertueuse.  Elle laissait tremper deux ou trois poignées de ses graines la veille pour qu’elles soient plus digestes. Ainsi, à l’heure du repas, parfumé, peigné, la barbe taillée, Cendre trouvait-il toujours sur la table un plat de fèves dorées et une grande coupe remplie d’une eau de source cristalline dans laquelle flottait un caillot de crème. 
Chaque gorgée, chaque bouchée, semaine après semaine peaufinait davantage sa transformation. Un Roi allait voir le jour.

Autrefois, Flamme et Cendre avaient combattu tous deux mais chacun de leur côté et sur deux continents différents, un ennemi commun, le Traîtreloup, celui qui mange les enfants, une fois par le haut et une fois par le bas.  Sous leurs ongles et dans les pétales de leurs iris, ils conservaient encore les traces des luttes passées, le sang séché des monstres bien sûr, mais aussi l’imminence du danger, le sérieux de l’engagement, le silence avant la prise de risque.

En ces temps-là, ils ne se connaissaient pas et il n’y avait aucune certitude que la rencontre ait lieu dans cette vie-là. D’ailleurs, on les croyait morts et ils se donnaient eux-mêmes pour perdus. Mais leurs sens si aiguisés et toujours en alerte percevaient l’existence de ce jumeau, par-delà les forêts, par-delà les chaînes de montagnes, par-delà les océans.

D’aucuns pourraient croire qu’il s’agit là de la légende de ces deux moitiés de pomme isolées qui rêvaient de s’accoler. C’est une idée qui aurait fait frissonner d’effroi nos deux personnages. S’unir pour pourrir ensemble et enfin conclure que deux demis égalent à un. Jamais !

Flamme était Une, Cendre était Un.  Pièces uniques, ils étaient les arcs brisés d’une cathédrale en construction. S’ils venaient à se croiser, leurs centres formeraient la clef de voûte de l’édifice charnel et cette rose-croix supporterait tout le poids des pierres.

Enfin, dans le labyrinthe des poèmes et des coïncidences, ces êtres androgynes s’étaient rencontrés un après-midi de juin. Ils s’étaient aussitôt reconnus car chacun portait le sceau de leur Seigneur et Maître : le grand Astre les irradiait. Les jours de Grand Jour, ils marchaient très droit, la tête auréolée de couleurs iridescentes. Tous s’approchaient et voulaient aussi recevoir un peu de cette énergie qui émanait de leurs corps. Ils illuminaient les alentours.

Elle, pour le servir humblement d’un inépuisable trésor de douceur, de lucidité et de courage, ne lui disait que la vérité dictée instinctivement par son cœur.
Lui, pour la remercier, faisait sauter le cadenas de la condamnation qu’elle posait parfois sur la porte des possibles et, très galamment, il l’invitait à passer la première.
Tout semblait fonctionner à merveille. Les liens étaient indestructibles, les sentiments infaillibles, la protection maximale. Ces deux mortels avaient-ils réussi l’apothéose de cette conquête de l’éther ?

Pour mériter son titre, la perfection devait être questionnée. De même, l’équilibre devait être précaire.   

Cendre, plus jeune, plus fragile, sombrait à intervalles réguliers dans la mélancolie pathétique. Il refluait, tel un égout après un orage d’été trop attendu mais trop violent, les eaux saumâtres d’une lassitude de vivre. Elles charriaient en surface des immondices récupérées, çà et là, au cours d’expériences dans lesquelles il s’était fourvoyé.

Cette union avançait à tâtons en territoires inconnus et n’avait pas encore de trajectoire définie. Flamme se résignait, faisait taire ses extravagances sensuelles et restait de marbre. Accepter sa propre insatisfaction finissait par lui demander un effort infini et la rendait aveugle et sourde au monde qui l’entourait.
Ainsi, leur ciel troquait, parfois brusquement, son maquillage bleu azur contre du noir de charbon et il se mettait à rouler de gros yeux sinistres.

Un matin cinglant de septembre, Cendre avait lancé: "Tú no me necesitas, yo no te necesito". *

C’était, pour Flamme, une évidence.
Leurs années de solitude respectives leur avaient enseigné à manier le glaive, conduire le char, braver la gueule du lion, rompre les chaînes. En somme, ils savaient cheminer seuls et, baluchon sur l’épaule, leur vaillance était l’unique bien qu’ils emportaient avec eux sur les routes poussiéreuses.

Alors pourquoi Cendre avait-il besoin de lui rappeler ? Parce que la nuit le doute le terrassait. Il n’avait connu que les grottes sombres et perfides, les bras qui étranglent et les déclarations mensongères. Alors, comme on cherche à lever un lièvre, il tentait de débusquer chez elle, le vice caché, la supercherie, la perversion. En vain. Elle ne faisait pas commerce de son amour. Ni terreur, ni récompenses. Elle aimait sans chantage.  Quand enfin il reconnaissait son honnêteté, il se mettait à trembler à l’idée de la perdre. Le refuge qu’elle lui offrait était si brutalement confortable qu’il craignait ne plus pouvoir se passer d’elle.

Partir ou rester ? Lui seul hésitait et s’effritait. Elle le laissait aller et venir à sa guise pour qu’il juge lui-même s’il avait encore les capacités de vivre sans elle. Il s’éloignait d’elle, se rapprochait, mesurait et calculait le rapport entre la distance et l’intensité des sentiments. Il traçait des courbes et des graphiques. Papier millimétré en main et crayon à papier derrière l’oreille, il s’étourdissait de chiffres. Il cognait contre les murs de ses raisonnements sans fin. A force de couper les cheveux en quatre, il oubliait la question et partait en sens inverse. Puis, face à ses contradictions, il arrêtait net sa course. Il prenait conscience de son indécision et il donnait dès le surlendemain des signes de dépérissement. Il fallait alors recourir à une  nourriture plus conséquente.

Flamme préparait une nouvelle mixture. Elle mâchait durant de longues minutes les lambeaux de chair d’un cadavre couvert de larves et de mouches. Ensuite, elle régurgitait en longs filets une salive épaisse dans la bouche ouverte de son bien aimé. Le petit charognard déglutissait goulument. À chaque fois qu’elle renouvelait l’opération, il se redressait davantage, rejetait les épaules en arrière, bombait le torse. Sa paupière lavait un œil redevenu brillant. Ses pommettes passaient du jaune cirrhose au rose baigneur. Sur sa peau, la sueur vinaigre se résorbait.

Elle s’enorgueillissait de lui faire tant de bien.
Les jours s’écoulaient.

 

Note : Mes mains ont ouvert au hasard le roman de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique. Mes yeux se sont posés sur une ligne puis sur une autre. J’ai noté les fragments de phrases successivement dans un cahier. Ils m’ont servi d’oracle et de point de départ à l’écriture de ce nouveau texte le 10 janvier 2016. Ils apparaissent en italique.

J’ai appris la mort de Michel Tournier le 18 janvier 2016 en écoutant la radio.

 
* « Tu n’as pas besoin de moi, je n’ai pas besoin de toi » en espagnol.