Dans son jardin, elle cultivait, toujours à l’intention de son tendre compagnon, une légumineuse particulièrement vertueuse. Elle laissait tremper deux ou trois poignées de ses graines la veille pour qu’elles soient plus digestes. Ainsi, à l’heure du repas, parfumé, peigné, la barbe taillée, Cendre trouvait-il toujours sur la table un plat de fèves dorées et une grande coupe remplie d’une eau de source cristalline dans laquelle flottait un caillot de crème.
Chaque gorgée, chaque bouchée, semaine après semaine peaufinait davantage sa transformation. Un Roi allait voir le jour.
Autrefois, Flamme
et Cendre avaient combattu tous deux mais chacun de leur côté et sur deux
continents différents, un ennemi commun, le Traîtreloup, celui qui mange les
enfants, une fois par le haut et une fois par le bas. Sous leurs ongles et dans les pétales de
leurs iris, ils conservaient encore les traces des luttes passées, le sang séché
des monstres bien sûr, mais aussi l’imminence du danger, le sérieux de
l’engagement, le silence avant la prise de risque.
En ces
temps-là, ils ne se connaissaient pas et il n’y avait aucune certitude que la
rencontre ait lieu dans cette vie-là. D’ailleurs, on les croyait morts et ils
se donnaient eux-mêmes pour perdus. Mais leurs sens si aiguisés et toujours en
alerte percevaient l’existence de ce jumeau, par-delà les forêts, par-delà les
chaînes de montagnes, par-delà les océans.
D’aucuns pourraient
croire qu’il s’agit là de la légende de ces deux moitiés de pomme isolées qui
rêvaient de s’accoler. C’est une idée qui aurait fait frissonner d’effroi nos
deux personnages. S’unir pour pourrir ensemble et enfin conclure que deux demis
égalent à un. Jamais !
Flamme était
Une, Cendre était Un. Pièces uniques, ils
étaient les arcs brisés d’une cathédrale en construction. S’ils venaient à se
croiser, leurs centres formeraient la
clef de voûte de l’édifice charnel et cette rose-croix supporterait tout le
poids des pierres.
Enfin, dans
le labyrinthe des poèmes et des coïncidences, ces êtres androgynes s’étaient rencontrés
un après-midi de juin. Ils s’étaient aussitôt reconnus car chacun portait le sceau de leur Seigneur et Maître :
le grand Astre les irradiait. Les jours de Grand Jour, ils marchaient très
droit, la tête auréolée de couleurs iridescentes. Tous s’approchaient et
voulaient aussi recevoir un peu de cette énergie qui émanait de leurs corps. Ils
illuminaient les alentours.
Elle, pour le servir humblement d’un inépuisable trésor
de douceur, de lucidité et de courage, ne lui disait que la vérité dictée
instinctivement par son cœur.
Lui, pour la
remercier, faisait sauter le cadenas de la condamnation qu’elle posait parfois
sur la porte des possibles et, très galamment, il l’invitait à passer la
première.Tout semblait fonctionner à merveille. Les liens étaient indestructibles, les sentiments infaillibles, la protection maximale. Ces deux mortels avaient-ils réussi l’apothéose de cette conquête de l’éther ?
Pour mériter
son titre, la perfection devait être questionnée. De même, l’équilibre devait être
précaire.
Cendre, plus
jeune, plus fragile, sombrait à intervalles réguliers dans la mélancolie
pathétique. Il refluait, tel un égout après un orage d’été trop attendu mais
trop violent, les eaux saumâtres d’une lassitude de vivre. Elles charriaient en
surface des immondices récupérées, çà et là, au cours d’expériences dans
lesquelles il s’était fourvoyé.
Cette union avançait
à tâtons en territoires inconnus et n’avait pas encore de trajectoire définie. Flamme
se résignait, faisait taire ses extravagances sensuelles et restait de marbre. Accepter
sa propre insatisfaction finissait par lui demander un effort infini et la
rendait aveugle et sourde au monde qui l’entourait.
Ainsi, leur
ciel troquait, parfois brusquement, son maquillage bleu azur contre du noir de
charbon et il se mettait à rouler de gros yeux sinistres.
Un matin cinglant de septembre, Cendre avait
lancé: "Tú no me necesitas, yo no te necesito". *
C’était,
pour Flamme, une évidence.
Leurs années
de solitude respectives leur avaient enseigné à manier le glaive, conduire le
char, braver la gueule du lion, rompre les chaînes. En somme, ils savaient
cheminer seuls et, baluchon sur l’épaule, leur vaillance était l’unique bien
qu’ils emportaient avec eux sur les routes poussiéreuses.
Alors
pourquoi Cendre avait-il besoin de lui rappeler ? Parce que la nuit le
doute le terrassait. Il n’avait connu que les grottes sombres et perfides, les
bras qui étranglent et les déclarations mensongères. Alors, comme on cherche à
lever un lièvre, il tentait de débusquer chez elle, le vice caché, la supercherie,
la perversion. En vain. Elle ne faisait pas commerce de son amour. Ni terreur,
ni récompenses. Elle aimait sans chantage.
Quand enfin il reconnaissait son honnêteté, il se mettait à trembler à
l’idée de la perdre. Le refuge qu’elle lui offrait était si brutalement
confortable qu’il craignait ne plus pouvoir se passer d’elle.
Partir ou
rester ? Lui seul hésitait et s’effritait. Elle le laissait aller et venir
à sa guise pour qu’il juge lui-même s’il avait encore les capacités de vivre
sans elle. Il s’éloignait d’elle, se rapprochait, mesurait et calculait le
rapport entre la distance et l’intensité des sentiments. Il traçait des courbes
et des graphiques. Papier millimétré en main et crayon à papier derrière
l’oreille, il s’étourdissait de chiffres. Il cognait contre les murs de ses
raisonnements sans fin. A force de couper les cheveux en quatre, il oubliait la
question et partait en sens inverse. Puis, face à ses contradictions, il arrêtait
net sa course. Il prenait conscience de son indécision et il donnait dès le surlendemain des signes de dépérissement.
Il fallait alors recourir à une
nourriture plus conséquente.
Flamme préparait
une nouvelle mixture. Elle mâchait durant de longues minutes les lambeaux de
chair d’un cadavre couvert de larves et de mouches. Ensuite, elle régurgitait en
longs filets une salive épaisse dans la bouche ouverte de son bien aimé. Le petit charognard déglutissait goulument.
À chaque fois qu’elle renouvelait l’opération, il se redressait davantage,
rejetait les épaules en arrière, bombait le torse. Sa paupière lavait un œil redevenu
brillant. Ses pommettes passaient du jaune cirrhose au rose baigneur. Sur sa
peau, la sueur vinaigre se résorbait.
Elle
s’enorgueillissait de lui faire tant de bien.
Les jours
s’écoulaient.
Note : Mes
mains ont ouvert au hasard le roman de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique. Mes yeux se sont posés sur une
ligne puis sur une autre. J’ai noté les fragments de phrases successivement dans
un cahier. Ils m’ont servi d’oracle et de point de départ à l’écriture de ce nouveau
texte le 10 janvier 2016. Ils apparaissent en italique.
J’ai appris
la mort de Michel Tournier le 18 janvier 2016 en écoutant la radio.
* « Tu
n’as pas besoin de moi, je n’ai pas besoin de toi » en espagnol.