Vendredi
13h30. Restaurant La Manzana. Centro de Bogotá.
Je suis de retour
sur les lieux d’un texte écrit deux ans plutôt.
Imposture. Ainsi se nommait le texte dans
lequel je dévidais des non-sens. Un long inventaire de phrases incompréhensibles,
mélange d’expressions toutes faites et de proverbes dans lesquelles je
substituais un mot pour un autre. J’interpelais
même le lecteur, certaine, qu’il ne réussirait pas à me suivre dans ce délire. Comme
à mon habitude, j’avais écrit d’un seul jet, sur le set en papier, en attendant
mon déjeuner.
A cette époque,
j’errais dans l’Anaznamal.
Le
traducteur de mon texte avait mis des jours à essayer de trouver un mot
équivalent. En vain. Bien sûr, j’avais
oublié de le prévenir. Par la suite, je
lui ai présenté mes excuses pour le mal qu’il s’était donné et le temps qu’il
avait perdu en investigation linguistique. Le pauvre bougre ne pouvait pas
savoir que l’Anaznamal est l’anagramme du mot « la manzana », le nom même
du restaurant dans lequel j’écris à présent. Ce nom est écrit sur la vitrine à
l’extérieur. Mais de l’intérieur, par effet de miroir, je lis Anaznamal. Ce mot s’est offert à mes yeux. Il a vibré
dans mon imaginaire et il est aussitôt entré en adéquation avec ce que je
pouvais ressentir en ce temps T de mon histoire.
Depuis, ce
mot est doté d’une signification.
L’Anaznamal
est un lieu froid où se consume notre solitude.
C’est un
lieu blanc dans lequel nous nous perdons, après avoir été sauvagement abandonné
par l’amour.
C’est un
lieu creux, minéral, où rien ne pousse, pas même le lichen.
C’est un
lieu où l’on crie notre rage mais l’écho, absent, ne répond pas.
C’est un
lieu dépeuplé. Nous pouvons y marcher des heures et ne jamais y croiser personne.
C’est un
lieu où nos larmes sont instantanément absorbées par le sol. Il n’y a pas de
compassion. Tout est neutre et sans jugement. Vous n’y rencontrerai pas d’épaule
réconfortante, ni de bras accueillants, ni de sourires tendres.
C’est un
lieu où aucune créature ne peut vous rejoindre. Vous pouvez essayer de donner un rendez-vous
à un ami qui connait la même situation. Vous pensez que ce sera
plus facile à supporter s’il vous tient compagnie. Et bien non, à l’heure
convenue, il ne vous retrouvera pas car l’Anaznamal est un lieu personnel où
les rencontres sont impossibles. Chaque individu traine ses savates dans ce
périmètre glacé qui lui est propre.
C’est le
lieu de l’entre deux, mais de l’entre quoi et quoi, me direz-vous ? Eh
bien, cela se trouve entre le « home sweet home » de la vie à deux et
le hall de gare agité du célibat.
C’est un
lieu où tout se trouve en suspension. Il n’y a ni haut, ni bas, ni droite, ni
gauche. On flotte seul dans ce bocal de cornichons sans cornichons. On ne sait
pas pour combien de temps. De deux jours à deux ans. Si les symptômes
persistent, il faut consulter un médecin. Un trop long séjour dans ce no man’s
land peut endommager la personnalité de façon irrémédiable. C’est le pathos qui
s’annonce à pas de loup. Alors prudence.
Deux ans ont
passé déjà. Je me suis éloignée de l’Anaznamal.
J’ai
parcouru chacun de ses recoins, vides de toute chaleur humaine.
De ce lieu
fantasmatique, il me reste une
sensation discrète et spongieuse. Cela ne me procure ni rancœur, ni amertume.
Ce fut l’antichambre de mes sentiments. La colère, la haine, la tristesse, le
désespoir se frappaient la tête contre ses murs.
Leurs cris étaient,
tout de suite, avalés par l’épaisseur des parois.
Rien ne perçait.
De l’extérieur, personne n’a pu se rendre compte.
L’Anaznamal
est un étouffoir, un coffre-fort, un piège à passions.
Heureusement, il a laissé peu de trace sur ma peau.
A quand le
prochain voyage dans ces contrées arides?
Ce n'est pas prévu pour demain. Bientôt peut-être…
Je me sens de
nouveau prête à palpiter pour un être cher.
Je dépose
alors, une fois de plus, mon cœur tout entier sur la planche à découper et je
vois la lame du couperet briller avant qu’elle ne s’abatte.