miércoles, 11 de febrero de 2015

INTERDIT D'ECRIRE




La peur de ne plus pouvoir écrire me taraude, me sculpte les reins, me crampe les orteils, m’écorche les ongles, m’épuise la nuit pendant que je fixe le plafond.

Il y a quelques mois, je  me suis retirée l’autorisation de tenir un stylo. J’ai élevé cet objet au rang d’instrument de musique sacrée que seuls les monstres demiurges peuvent faire sonner de leur esprit aiguisé: Chateaubriand, Duras, Kafka, Schnitzler, Fitzgerald…

Plus je lis, plus je suis soumise à un double mouvement : j’entre sous terre tout en m’élevant. J’éprouve un furieux sentiment d’infériorité et simultanément une violente transcendance. Je suis la proie de vecteurs forces qui partent dans des directions opposées. Je rapetisse tout en m’étirant.

Il m’est maintenant impossible de toucher un stylo puisqu’il est devenu à mes yeux sceptre de roi, goupillon de curé, baguette magique de fée ou de Bateleur.

Je lui accorde tous les pouvoirs et je chante un nouveau credo: L’encre se transsubstantie en esprit de l’écrivain comme le vin se transsubstantie en sang du Christ Sauveur.

J’en suis arrivé là. Jusque-là. Très loin donc.

J’observe,  posé sur la table, cet humble stylo Bic à un euro cinquante. Il ne se doute de rien. Moi, je le vois d’un autre œil. Dans mes hallucinations paranoïaques,  je pense qu’il me toise. Il lève le menton très haut à la façon d’un Mont Blanc. Il se gausse de mes divagations littéraires.  Je rentre la tête dans les épaules, je détourne mon regard, je le saisis et  j’essaie de le noyer dans la masse en le plongeant direct, tête la première, au beau milieu du pot à crayons.

Bataille perdue d’avance. Il finit par réapparaître.

Je n’ai plus le droit de soutenir son corps mince entre mon pouce et mon index. Malgré tout, je m’octroie encore de petites largesses. Des petits coups de canif dans le contrat. Je l’empoigne alors pour écrire des inventaires interminables « affaires à faire », pour aligner des chiffres et des comptes, pour noter des horaires, pour gribouiller au téléphone, pour mâchouiller son capuchon, pour me gratter le cuir chevelu.

Je réduis son emploi à des tâches ingrates. Son élégance est réduite au silence. Et ma santé décline.

Comme Icare, j’ai eu la prétention de vouloir voler et m’approcher du soleil. La cire a fondu, les ailes se sont décrochées et j’ai sombré dans les eaux. Mais à la différence du bel athénien, je suis une mouche. Je me suis approché d’une ampoule et ça a fait un petit crcrcrcrcrc accompagné d’une odeur désagréable. Rien de plus.

La honte m’envahit chaque jour un peu plus.

Et comment expliquer aux personnes que je croise, qui me demandent des nouvelles de mes écrits ou de mes lectures que plus jamais - NON, je vous jure , plus jamais, au grand jamais,  je n’aurai l’arrogance d’aligner trois mots sur un papier…sauf s’il s’agit d’une liste de course : papier-cul, pain de mie, dentifrice, céréales, bête à bon dieu, cacophonie, otite, douleur aigue…

Je ne souillerai plus la feuille immaculée de mon flux de ventre. Cette fois, je compte bien contenir et dominer la tripaille.

Et comment leur expliquer que si, par le passé, je leur avais offert en spectacle le déballage de mes chagrins de pacotille, c’est parce que je  péchais en toute innocence, ou plutôt en toute inconscience.

J’avais commencé à écrire comme ça, sans m’en rendre compte. Finalement, il n’y avait pas tant d’orgueil dans le processus, même si certains présumaient du contraire.

Simplement, j’étais grosse de mots. Ils pointaient le bout de leur nez en permanence. Alors je les griffonnais partout, sur les mouchoirs en papier, les paquets de cigarettes, les sacs de pan de bono, les sets de table, les post-it, au dos des chéquiers, des flyers, des programmes de cinéma…

J’avais une sensation d’eaux souterraines qui se mettaient à déborder. C’était la grande résurgence qui me prenait par surprise. Tout arrivait en surface soudainement et j’avais pris l’habitude de répondre à ces manifestations sauvages, d’une violence d’avant la naissance…

Je sortais de la douche, des toilettes en courant pour attraper un calepin. J’écrivais debout dans le bus, dans la queue au supermarché. Le déjeuner pouvait refroidir devant moi. Les voitures pouvaient klaxonner quand le feu passait au vert. Sur le trottoir, je marchais trois pas, je prenais des notes sur mon genou, je refaisais trois pas. La mine du stylo traversait le papier et le tissu du pantalon. 

Je me relevais la nuit.

Naturellement, en toute insouciance, et instinctivement je couchais les mots les uns à côté des autres. Et puis ensuite, j’ai eu envie de les faire défiler sur le podium. Je ressassais souvent la même question : pourquoi avoir besoin de les exposer, de les faire sortir du tiroir ? 

Je ne voyais qu’une seule réponse. Je voulais rendre au monde les chocs émotionnels que j’avais vécu lors de mes lectures.

Une personne sur mille ou dix mille ou un million serait touchée sans doute par une de mes historiettes. Son inconscient percuterait le mien comme le mien avait percuté celui de certains écrivains. Les silex se rencontreraient pour faire jaillir des étincelles, pour illuminer les profondeurs, donner la force de poursuivre.

J’avais reçu, alors je devais réfléchir la lumière comme la lune nous renvoie celle du soleil.

C’était un argument  qui claironnait haut et fort une certaine prétention : pouvoir émouvoir. Le pouvoir suprême de donner des orgasmes à autrui.

Mais de ma fenêtre, aucune gloriole. Le paysage s’étalait, grandiose. Je gueulais au vent et j’écrivais fraîche et généreuse. Ou bien fulminante et débraillée, je fouillais les gouffres d’un évier en train de régurgiter, une clé de douze dans une main, un oxymore dans l’autre…la vie…

Et puis retour de bâton, juste ou injuste, sans aucune cause apparente, je croise sur ma route une énorme pancarte INTERDIT D’ECRIRE SOUS PEINE DE VILAINES POURSUITES.

Une pancarte bien française. Blanche avec des lettres rouges. Et en bas, on précise : Arrêté préfectoral de merde n° 1010 101 001.

J’ai beau me réciter tous les arguments que j’énonce habituellement à mes amis pour les inciter à écrire, à créer. Rien n’y fait. J’obéis à l’injonction.

Les mois passent.

Je ne sais plus entre quelle mort lente choisir : étouffer de honte en  donnant à lire à mes semblables des productions de faible qualité ou bien accepter que l’absurdité de la vie, comme un boa constrictor, resserre chaque jour un peu plus son étreinte sur mes côtes.

On remarquera qu’il s’agit d’asphyxie dans les deux cas.

Les mois passent. Je dépéris.

Et puis je reprends le stylo. Doucement. Comme lorsqu’on appuie sur la pédale du vélo, celui qui a des petites roulettes derrière.

Et puis je reprends le stylo. Timidement. Comme lorsqu’on approche la main et que l’adulte vous fait les gros yeux « Pas touche ! ».

Et puis je reprends le stylo. Automatiquement. Comme lorsqu’on s’essuie la morve d’un revers de la main en hiver.

Et puis je reprends le stylo. Obstinément. Comme lorsqu’on veut remplir à tout prix ce grand vide qu’on nous offert, en cadeau parait-il, le jour de notre naissance.

Entre le silence et les mots, je choisis de nouveau les mots.

Affirmer que je choisis serait présomptueux. Je présume que les mots ont rempli de nouveau l’arrosoir, que la crainte a desserré son collet, que le goût du risque a fait une nouvelle poussée d’acné…

Toujours est-il, lecteur, que la bille glisse de nouveau sur le papier, à votre grand dam peut-être. Mais pour mon plus grand salut !

Bien sûr, la vergogne est encore assise à mes côtés. Elle souffle sur son thé pour le faire refroidir, lorgne sur l’écran de l’ordinateur, me chuchote des trucs moches à l’oreille.

Confidence un soir de grand vent.

 

 

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