martes, 25 de septiembre de 2012

Télescopage.







Sur la côte caraïbe. Quelque part dans un quartier qu’on dit populaire. Un brouhaha se fait entendre dans toute la rue. Mélange de gosses qui pleurent et d’émission de radio. 

Les bonnes femmes ont le balai à la main. Il est 10h33 et elles gratouillent les mégots devant leur porte. Elles font des petits tas de poussière. Avec nonchalance. La vie s’écoule doucement. Sous la chaleur accablante. Tous les jours la même. Sans la possibilité d’un recours en grâce. Une bicyclette passe. Vendeur d’avocats ou de citron ou de casseroles. Ou de serpillère. Ou de billets de loterie.

Et elle, elle est là, écrasée sur le trottoir comme une guanabana. Elle a atterri là sans savoir pourquoi. Elle est assise devant une maison qui n’est pas la sienne, dans la rue d’une ville qui n’est pas la sienne, dans un pays qui n’est pas le sien.

Elle est déconnectée de toute appartenance, de tout signe qui la rapprocherait de son enfance.

Mais tout n’est pas complètement étranger dans ce décor d’autre monde.

L’odeur des draps sales quand on entre dans la chambre lui est tellement familière. Et les petits bouts de savon qui traînent épars sur le bord du lavabo et qui serviront encore jusqu’au dernier gramme. Ou bien les autocollants sur les murs pour masquer les trous, les tables à trois pattes, les armoires en plastique à fermeture éclair déraillée, les calendriers périmés accrochés au mur, les ampoules dénudées, les peintures écaillées et la crasse dans les coins.

La pauvreté a une esthétique universelle remarque-t-elle.

A l’intérieur, le ventilo continue de vrombir. Il fait tourner ses trois petites pales bleu layette. Il rêve peut être d’être un hélicoptère. C’est vrai on ne sait pas à quoi rêvent les objets.

Elle a l’impression de ne rien foutre, l’impression du « y a mieux à faire »et en même temps l’impression du «  y a rien d’autre à foutre ».

Et puis, elle se retrouve dans l’espace-temps d’avant ses six ans, d’avant son entrée à la grande école, d’avant son entrée dans le monde tout simplement, puisqu'elle n'était pas allée à la petite école comme les autres.

Elle  se souvient des après-midi passées aux côtés de sa grand-mère et de sa mère. A les regarder coudre et tricoter, à se remplir la panse de tartines de camembert, de café au lait …de clafoutis aux cerises en été.

Les après-midi se ressemblaient et les jours s’enchaînaient. Elle cherchait de nouveaux dessins à commencer dans son bloc à colorier. Elle cherchait les feutres qui fonctionnent dans la grande mallette jaune, ceux auxquels elle n’avait pas oublié de remettre le capuchon. Elle montait sur les genoux de sa mère. Elle contemplait les deux grosses mains rouges avec l’alliance incrustée dans la chair. Ces mains rongées par les acides des produits ménagers. Ces mains qui essoraient, qui rinçaient, qui frottaient et faisaient disparaître la crasse des autres, les autres qui pouvaient payer une femme de ménage.

…ces mains qui aujourd’hui ne sont plus.

Ces mains, elle les regardait un moment courir sur les aiguilles à tricoter comme deux grosses araignées. Puis elle glissait sous la chaise et elle observait le fil de laine qui passe. Et la pelote sur le sol avait des à-coups, des soubresauts, un lent, un lent, trois rapides, un lent, un lent, deux rapides.

Des fois, il y avait plusieurs pelotes qui dansaient en même temps, ensemble.

Parfois elle attrapait le fil, elle le laissait glisser et puis crac, elle le stoppait net. Elle entendait que ça gueulait là-haut. Elle laissait passer le fil de nouveau entre ses doigts et crac, nouveau stop, nouveau coup de gueule. Elle découvrait et étudiait l’enchaînement des causes et des conséquences. Action réaction.

Elle avait cinq ans et elle ne savait pas que c’était ça le bonheur.

Elle réussissait  encore à se relever après une arrivée de toboggan ratée. Elle s’étalait de tout son long parce qu'elle avait essayé un nouveau truc, genre : descendre sur le ventre, tête en avant mais sans les mains pour la réception.

En deux secondes elle était relevée. Coup d’œil à droite, coup d’œil à gauche, personne ne s’est rendu compte. Vite il faut remonter à l’échelle. Et zut, elle s’est arraché les croûtes sèches des genoux, casse-gueule de la semaine dernière. Ca fait une petite rivière rouge qui descend au fond de la chaussure. Tant pis. On continue. Ce soir, sa maman lui mettra du rouge qui ne pique pas.

Aujourd’hui, elle aimerait bien être la fille de quelqu’un. Ou bien la maman de quelqu’un.

Alors prête pour un nouveau tour de toboggan ? Avec ou sans casse-gueule au final. Mais il n’y a personne pour la relever, pour lui coller un sparadrap. Elle le sait. Alors va-t-elle faire la queue en haut de l’échelle. Non ? …Et ben si.

Tiens le vendeur de citron repasse devant la maison qui n’est pas la sienne.

Toujours assise sur le même trottoir depuis trois semaines. En face de la tienda La Protegedora.La vie de quartier continue, toujours égale à elle-même. Les gens passent et se croisent, tous sont à la recherche de mille pesos. D’autres sont à la recherche du temps perdu, mais ils appartiennent à un autre continent.

Les femmes promènent leur parapluie sous le soleil. On croirait de gros ballons de couleurs vives qui se déplacent en dansant.

Les petites filles sortent du collège, uniformisées, en tablier à bretelles. A carreaux bleu ciel.

Avec leurs nattes, on dirait Laura Ingalls sous les tropiques. Sauf que leurs yeux lancent une mitraille noire.

Le vendeur de guayabas arrête son chariot. Il compte son argent. L’odeur du fruit chaud cingle le nez.

Le ciel est rayé de fils électriques. Les chiens pissent.

Maintenant dans la chambre, elle s’allonge en chien de fusil sur le lit, le ventilo tourne les pages de son cahier. Automatique. Elle voit passer son écriture à toute vitesse. Page, page, page, puis il se referme alors apparaît la couverture à cœurs roses et rayures bleues. Deux secondes de répit et tout reprend. Page, page, page, couverture. Page, page, page, couverture. Pause. Page, page, page, couverture…

Des mots en boucle, la vie en boucle.
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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