jueves, 30 de agosto de 2012

Un set de table à Barcelone.




 
Un set de table à Barcelone.

 

Bar Rec Comtal, pas très loin du métro Arc de Triomf. Quartier El Born. Juillet.

Azulejos jusqu’au plafond. Deux machines à sous à l’entrée et une machine à cigarettes. Un vieux buffet dans le fond avec des colonnes tournées. Une vitrine avec des coupes, un petit tonneau, des carafes en verre bleu, des tables rectangulaires en bois, des chaises avec le dossier arrondi. Un comptoir en zinc.

 

Derrière le bar, le patron bedonnant, les cheveux dégarnis, une grosse moustache grise en arc de cercle au-dessus de la bouche. Un cœur gros comme ça pour sa maman et les femmes bien après. Et justement une peine de cœur récente lui a donné un ton amer sur le siècle. Ecoute-moi y a des choses qui ne se font pas et pis voilà. Après vingt-six ans de mariage me traiter comme ça…mes valises devant la porte.

 

Le serveur a une physionomie d’asperge. Il passe entre les tables et essuie les chaises d’un coup de torchon pas très convaincu, pas très convaincant, des mots restent bloqués entre ses dents gâtées, le T-shirt maculé de sauce tomate.

 

Deux peintres en bâtiment, perchés sur les tabourets à côté de la caisse, se racontent des histoires salaces et rient grassement. Les jeans tout mouchetés d’enduit, les biceps remplissent les manches des chemises, le paquet de Ducados s’écrase dans le poing qui se serre. Les regards complices s’échangent. Ils suivent les mouvements de la jupette d’une jeune maman qui remet le parasol de la poussette, arrange le petit, ajuste la lanière de la sandale, là-bas sur le trottoir d’en face.

 

Contre le buffet, un petit vieux fume sa pipe, les cheveux jaunes, gominés en arrière, chemise à macaron orange années soixante-dix, la canne à sa droite, la Vanguardia posée devant lui. Les verres de ses lunettes en cul de bouteille lui font des minuscules yeux de fouine. Il suit les lignes avec son doigt comme sa maîtresse lui a appris.

 

Au fond de la salle, des yeux de mauvais garçon pourraient bien flinguer tout ce qui bouge si le cœur lui en disait, mais aujourd’hui il ne lâchera pas le pitbull. On soupire. Sur la peau de la petite frappe, il n’y a guère de place, sa vie en tatouage a rempli le moindre millimètre carré. Comme à un taureau, on lui a passé un anneau dans les deux narines. Pour le faire obéir. Une minette doit s’en donner la peine certaines nuits. Sur sa tignasse hirsute, il a posé un panama, chapeau incongru, contraste avec le reste de la silhouette. La signification échappe. Il veut peut-être indiquer qu’un soupçon de caballero sommeille en lui.

 

Collée à la vitrine, une mamie, rendue menue menue par le temps qui passe, grignote son beignet trempé dans le chocolat. Elle ne voit rien, rien que le bout de son petit beignet. Ensimismamiento. La petite douceur de la journée nécessite concentration. Tout est rose chez elle, ses joues, son tricot, ses bas, ses chaussures à semelles de crêpe. Mais ses cheveux sont bleus. Elle appartient à la nouvelle tendance du punk élégant, sans le savoir.

 

Une table au centre est occupée par la personne la plus étrange du tableau, la touriste française. Ballottée au gré du courant qui circulent dans le labyrinthe des ruelles, elle a échoué  ici. De bonne grâce. Elle remue son café de la main droite et de la gauche écrit sur le set de table en papier, plein de taches et tout gras de son repas. Estofada de cordero y crema de natilla. Écrit, écrit ce que ses yeux n’ont de cesse d’observer, une planète, une planète tout entière qui défile et qu’elle absorbe. Elle pense que le moment de la grande régurgitation arrivera. Un jour, elle donnera à lire.

 

Le patron s’approche curieux, adolescent timide. Tu écris un poème ? Euh non, un texte, enfin j’aimerais bien, je crois-la gêne l’empourpre-je ne sais pas, c’est le lieu qui me plaît, le point de rencontre, la confluence, les gens. Mais déjà, elle sèche car elle voit que le papier se réduit. Elle a pour habitude de remplir une feuille et de s’arrêter là où le papier s’arrête. Continuer sur une autre nappe, oui bien sûr, il suffirait d’en demander une, mais non. Une page. Elle ne peut pas faire mieux. Attention ! Plus que quelques mots et le récit va conclure. La surface diminue, la description se termine. Et le petit vieux tire la langue, réajuste ses lunettes, fixe un point sur le sol.

...

¿Quieres otro mantel ? Le patron est passé par là et lui a collé un nouveau set de table sous le nez, avant même qu’elle puisse répondre. Il agrémente son écriture d’un petit verre de « chai pas quoi », elle n’a pas compris le nom. Romantique. Il pense que l’alcool inspire les écrivains. L’anse se trouve tout en bas mais le liquide arrive jusqu’en haut. Emu par ce petit bout de femme poco común, il ordonne. Continue ! La française n’a pas le choix. Hijueputa ! Un nouvel espace vierge s’ouvre. L’histoire ne s’arrête donc pas comme elle le croyait. La voilà repartie à écrire.

Une petite gorgée et ça fait un petit rond sur la nappe en papier. Une autre petite gorgée et un deuxième petit rond apparaît. On dirait des lunettes dessinées sur le set. Elle ajoute deux petits points pour faire les yeux. La liqueur sent les herbes de la garrigue de la Collserola, là-bas derrière la montagne du Tibidabo. L’atmosphère se tranquillise. Il va être quatre heures. Les derniers menus del dia ont été servis. Les estomacs remplis sont allés ronfler. Il ne reste plus que la française insolite et deux petits vieux, assis dos à dos, qui se torticolisent pour discuter.

 

La sœur du patron en blouse à carreaux bleus passe le balai et bientôt elle passera l’autre, celui qu’on appelle le balai espagnol. Celui qui ressemble à une grosse araignée. On frotte par terre ses grosses pattes en lamelles de tissu. Ça ne nettoie rien, ça bourre toute la saleté dans les coins mais on s’en fout, ça rafraichit. Elle gueule parce que, quand même, c’est toujours elle qui remplit le distributeur à cigarettes. Oui, mais quand même, y a plus dur dans la vie, arrête de te plaindre,  lui dit son frère, étouffant sa peine sans pouvoir la dissimuler. C’est que les femmes veulent la vie des hommes et nous, on ne veut pas de la vie des femmes. Alors qu’est-ce qu’on va faire ? À ce rythme, on va tous devenir homosexuel mais moi, vous comprenez, je ne veux pas d’un homme dans mon lit. Moi j’aime les femmes, elles sont divines.

Au comptoir, nouvel arrivant, le paki, maillot marin et gueule d’amour d’émigré. Peau caramel. Cheveux très noirs, iris très noires, dents très blanches. Il sirote à la paille son coca, seule boisson qui unit tous les peuples. Il arrive du locutorio, la porte à côté. De là communique la planète entière, tout le monde fait la queue pour parler à sa mère, à son frère, à son ami de toujours qui est resté au pays. Carrefour d’un nouveau genre. Toutes les langues se mêlent. C’est la Babylone des temps modernes. Mais ni tour de Babel, ni tours jumelles, ni haut lieu de la finance ne vont s’effondrer. Personne ne sautera de ses fenêtres. C’est le rez-de-chaussée. L’orgueil n’a pas de place. Des petites cabines sont juste collées les unes à côté des autres. Et à chacun sa petite cabine, et à chacun sa grande émotion. Avoir enfin, au bout du fil, cette personne qui nous manque. Modestie et fraternité.

 

Je n’ai plus d’espace sur le set de table.


 

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